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J.R.R Tolkien (1892-1973) |
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C.S. Lewis (1898-1963) |
TOLKIEN ET LEWIS,
AMIS ET TÉMOINS ENSEMBLE
Yannick IMBERT*
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*Yannick Imbert était (2008) étudiant en doctorat au Westminster
Seminary, Philadelphie (USA). Il a écrit un mémoire de maîtrise à
Aix-en-Provence sur J.R.R. Tolkien.
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J.R.R. Tolkien (1892-1973) et C.S. Lewis (1898-1963) sont devenus à
la mode dans le sens positif mais aussi négatif du terme, lors de la
sortie des films
Le seigneur des anneaux et
Les chroniques de Narnia,
tirés de leurs livres respectifs. Cet article n’a pas pour objectif de
présenter une critique cinématographique ou littéraire, mais d’évoquer
deux personnalités mal connues et, plus spécifiquement, leurs relations
de longue et parfois tumultueuse amitié: celle d’un catholique romain et
d’un anglican à la foi profonde, ce qui peut contribuer à nous enrichir
aujourd’hui.
Il convient, tout d’abord, de nous familiariser avec ces deux auteurs
et, plus spécifiquement, de discerner ce qui les a rapprochés et a
contribué à leur amitié.
En premier lieu, tous les deux sont orphelins tôt dans leur
enfance. Tolkien perd son père à quatre ans et sa mère à l’âge de douze
ans. Lewis, quant à lui, a dix ans à la mort de sa mère et est élevé,
avec son frère, par un père dépassé par l’éducation de deux jeunes
enfants; il est donc, dans un certain sens, orphelin de père.
Ensuite,
le parcours de ces deux hommes est très différent même si, finalement,
tous les deux sont professeurs d’université, l’un à Oxford, l’autre à
Cambridge. Tolkien le devient jeune et Lewis seulement à
cinquante-quatre ans. Tous deux ont une histoire sentimentale assez
difficile. L’un et l’autre font carrière dans un milieu de plus en plus
ouvertement hostile au christianisme «traditionnel» et vivent, comme
tant d’autres écrivains de leur génération, l’expérience traumatisante
du combat lors de la Première Guerre mondiale, et subissent de plein
fouet la Seconde Guerre Mondiale, lors du
Blitz.
Enfin, comme ils sont tous les deux Anglais, ce qui est
personnel reste personnel et ils semblent donc assez distants, même dans
leurs lettres. Par exemple, Lewis ne se rappellera jamais les prénoms
de Tolkien; même après plusieurs décennies d’amitié, il le surnomme
«Tollers». De même, Tolkien, appelle, le plus souvent, Lewis par son
surnom commun, «Jack», et non par ses vrais prénoms: Clive Staples.
C’est en 1932 que Lewis lit la première version de
The Hobbit (1) et formule des commentaires très élogieux, estimant avec raison que cet
ouvrage allait devenir un classique de la littérature pour enfants.
L’année suivante, en 1933, débute le groupe Inklings, groupe informel
dédié aux mythes et à la lecture des œuvres de ceux qui en font partie.
Dans la seconde partie des années 1940, Tolkien en sort après un premier
refroidissement de son amitié avec Lewis, très affecté par le décès de
Charles Williams, un ami proche de celui-ci. En 1954, Lewis reçoit,
enfin, l’honneur qui lui est dû et est nommé professeur à Cambridge,
après avoir été ardemment soutenu et encouragé par Tolkien.
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(1) J.R.R. Tolkien, The Hobbit (Londres: Allen & Unwin, 1936).
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En avril 1956 se déroule le mariage civil de Lewis et de l’Américaine
Joy Davidman, une divorcée – qui s’étaient connus en 1952 –, suivi en
mars 1957 par leur mariage religieux. Cet événement donne lieu à un
deuxième refroidissement dans les relations des deux amis, Tolkien
estimant que Lewis se trouve dans une situation d’adultère. Lewis
devient veuf rapidement, en juillet 1960, et décède le 22 novembre 1963.
Tolkien, quant à lui, survit deux ans à son épouse et meurt en 1973.
1. Une amitié problématique?
L’amitié de deux Anglais ayant vécu dans le courant du XX
e
siècle peut-elle nous apprendre quelque chose? Notons d’entrée que
cette amitié, qui a duré plus de trente ans, est difficile. Les
différends entre ces deux hommes témoignent que même une amitié
chrétienne peut être délicate, houleuse et blessante.
a) Opinion de Lewis sur Tolkien
«Lors de ma première venue au monde, on m’avait (implicitement)
avertit de ne jamais croire un papiste, et lors de ma première arrivée
dans le corps professoral d’Anglais (explicitement) de ne jamais croire
un philologue. Tolkien était les deux.»
(2)
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(2) C.S. Lewis, Surprised by Joy: the Shape of my Early Life (New York: Harcourt, Brace, and World, 1955), 216. (La traduction est de moi.)
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Et pourtant le catholique Tolkien est l’un des amis les plus proches
de Lewis, tout comme l’anglican Lewis est l’ami le plus proche de
Tolkien, pour qui l’Eglise catholique est la plus «représentative» de la
foi chrétienne. Lewis qualifie Tolkien d’homme «un peu perdu et très
particulier», ce qui est probablement en partie vrai. Il le considère
comme «un grand homme mais dilatoire et très peu méthodique»
(3).
Ceci peut faire sourire, surtout l’appréciation «très peu méthodique»
lorsque l’on sait que Tolkien a travaillé quatorze ans à la rédaction du
Seigneur des anneaux (4) et qu’il supportait mal la grande prolixité de Lewis et la rapidité avec laquelle celui-ci a écrit les
Les chroniques de Narnia (5).
Enfin, Lewis trouve offensante l’attitude du critique littéraire
Tolkien dont il a été de nombreuses fois la victime, non sans
protestation.
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(3) C. Duriez, Tolkien and C.S. Lewis: the Gift of Friendship (HiddenSpring: Mahwah, 2003), 50.
(4) J.R.R. Tolkien, The Lord of the Rings (Londres: Allen & Unwin, 1954-1955).
(5) C.S. Lewis, The Chronicles of Narnia (Londres: Geoffrey Bles, 1950-1956).
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b) Opinion de Tolkien sur Lewis
Il est juste de reconnaître que Tolkien est beaucoup plus critique de
Lewis, surtout dans ses lettres, que ce dernier ne l’est à son endroit.
Il le trouve, en particulier, «très impressionnable»
(6).
En fait, Lewis diffère de Tolkien, car ses intérêts intellectuels et
ses écrits sont plus divers, notamment comme théologien «laïque».
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(6) H. Carpenter (éditeur), The Letters of J.R.R. Tolkien (New York: Houghton Mifflin, 2000), 362. Ci-après Letters.
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Commentant cette activité de théologien laïque, Tolkien dit de lui
«ce pauvre Jack». Il est, en effet, convaincu que la propagation de la
foi et sa défense sont réservées aux «vrais» théologiens, c’est-à-dire à
ceux qui ont étudié la théologie et ont été formés pour cela. Il va
même jusqu’à écrire à la veuve du théologien catholique Austin Farrer
(1904-1968) que s’il y avait plus de «bons» théologiens comme son défunt
mari, «cela aurait peut-être pu nous éviter Lewis»! Quant à son
appréciation du commentaire de Lewis sur la prière
(7), Tolkien renonce à la faire publier tant elle est sévère: «livre consternant», «certaines parties sont horrifiantes»
(8).
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(7) C.S. Lewis, Si Dieu écoutait, lettres à Malcolm sur la prière (Paris: Le Cerf, 1976).
(8) J.R.R. Tolkien, Letters, 352.
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On le voit, l’amitié de ces deux hommes est loin d’être parfaite et
souffre même des classiques mauvaises compréhensions, d’un manque de
compassion, elle est teintée de jalousie – jalousie surtout de la part
de Tolkien, qui souffre beaucoup de la distance que l’écrivain Charles
Williams – qu’il apprécie malgré les côtés mystiques de son œuvre – met,
sans le vouloir, entre Lewis et lui, ce qui est un signe de la grande
et forte amitié qui existe entre les deux amis.
Cette amitié explique que Tolkien et Lewis s’encouragent
réciproquement à terminer leurs projets littéraires respectifs, même
s’ils ne les apprécient pas vraiment. Tolkien dit qu’il n’a pas de
sympathie pour «l’essentiel de cette partie de l’œuvre de Lewis», se
référant essentiellement aux
Chroniques de Narnia, tout comme Lewis n’en a globalement pas pour
The Hobbit, et même pour l’œuvre en général de Tolkien, c’est du moins ce que celui-ci affirme, même si cela semble improbable.
«Il est triste que
Narnia et toute cette partie de l’œuvre de
C.S. Lewis doivent rester en dehors de ma sympathie, comme la plupart de
mon œuvre en dehors de la sienne.»
(9)
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(9) Ibid., 352.
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La relation de Tolkien et Lewis est celle d’une forte amitié non
dénuée d’une franchise des plus complètes, parfois à la limite de
l’offense.
2. Un même combat
Malgré la sévérité de leurs jugements réciproques, une étroite relation existe entre les deux hommes jusqu’à la mort de Lewis.
Il est certain que Tolkien – comme il le reconnaît lui-même – n’aurait jamais achevé
Le seigneur des anneaux sans la présence et les encouragements continuels de Lewis:
«C.S. Lewis est un très vieil ami et collègue, et je dois à ses
encouragements le fait d’avoir persévéré en dépit des obstacles
(incluant la guerre de 1939!) et d’avoir finalement fini
Le seigneur des anneaux.»
(10)
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(10) Ibid., 303.
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Tolkien trouve donc en Lewis un ami attentif, encourageant et compréhensif. Lorsqu’on connaît l’importance de la publication du
Seigneur des anneaux
pour Tolkien, ces encouragements sont plus que significatifs et
montrent qu’une amitié, mieux une amitié «chrétienne», n’efface certes
pas les désaccords, mais est un instrument de grâce et une incitation à
progresser sur le chemin de la sanctification.
L’amitié de Tolkien et de Lewis transparaît d’une autre manière: Lewis sert de modèle pour la voix de Treebeard dans
Le seigneur des anneaux
– l’arbre étant un symbole très important – et Tolkien pour le
personnage de Ransom dans la trilogie de Lewis. La présence de Lewis aux
côtés de Tolkien est également nécessaire à la publication posthume du
Silmarillion,
mythologie pour l’Angleterre, son œuvre majeure. «Je n’ai trouvé
absolument personne à part C.S. Lewis et mon Christopher (son deuxième
fils) qui veuille les lire; et personne ne veut les publier.»
Le seigneur des anneaux
présente en «condensé» le meilleur de Tolkien, son plan pour la
mythologie anglaise, pour un renouveau au sein d’une littérature
chrétienne en disparition. Le soutien inconditionnel de Lewis montre à
Tolkien qu’il n’est pas isolé au milieu de l’
establishment académique d’Oxford, mais que leur foi commune pousse Lewis à le défendre et l’encourager.
En ce qui concerne l’influence de Tolkien sur Lewis, il convient de
remarquer sa théorie des mythes et celle de la «sous-création». La
première est très importante dans la conversion de Lewis. La discussion
que Tolkien, Dyson et lui ont au sujet des mythes et, particulièrement,
au sujet des récits bibliques, comme celui de la résurrection, le
vrai
mythe, conduit Lewis au déisme et, par la suite, au «théisme biblique».
Lorsque Tolkien et Lewis emploient le terme «mythe» en référence à la
Bible, ils veulent dire que les mythes contiennent un élément religieux
clair, qui tente d’expliquer les relations des hommes avec les dieux ou
le dieu, et qui décrit une cosmogonie. La Bible est, en ce sens, un
«mythe». Pour Tolkien et Lewis, il y a des éléments communs à tous les
mythes qui proviennent, en réalité, de ce que nous avons été créés à
l’image de Dieu. Mais tous ces mythes ne font que construire sur
l’imagination déchue de l’homme. Le récit biblique, quant à lui,
rapporte des faits: «Le cœur du christianisme est un mythe qui est aussi
un fait. Le vieux mythe du Dieu mourant, sans cesser d’être un mythe,
descend des cieux des légendes et de l’imagination vers la terre de
l’histoire.»
(11)
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(11) C. Duriez, op. cit., 50.
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La seconde théorie, la «sous-création», à savoir que Dieu seul est
Créateur et que tout ce que l’homme peut «créer» n’est, en réalité,
qu’une «création dérivée» des dons que Dieu confère aux hommes, croyants
ou non, est aussi importante pour la foi commune que Tolkien et Lewis
partagent. On retrouve cela dans le cadre d’une certaine tradition de la
théologie réformée qui met l’accent sur la grâce commune, laquelle
occupe aussi une place importante dans la foi de Tolkien et de Lewis et
constitue, probablement, une des raisons «théologiques» qui faisaient
que ces deux hommes pouvaient s’encourager à écrire des œuvres
auxquelles, personnellement, ils ne s’intéressaient pas
particulièrement.
Grâce aux encouragements incessants et à l’influence de Tolkien,
Lewis se voit, enfin, offrir une chaire à Cambridge. Par deux fois,
Tolkien use du charme et de la «sophistication» anglaises pour parvenir à
ses fins: la nomination de Lewis. Convaincu du don que celui-ci a reçu
de la part du Créateur, don qui demandait, afin de porter tous ses
fruits, d’être mis au service de l’appel de Dieu dans un professorat,
Tolkien fournit de grands efforts. Il n’y avait alors à Cambridge aucun
poste qui aurait vraiment convenu à Lewis; aussi une chaire de
littérature anglaise – médiévale et Renaissance – est-elle spécialement
créée pour lui. C’est un intérêt presque spirituel que Tolkien porte à
la carrière de Lewis; il estime, en effet, que pour mettre à profit pour
son Dieu les talents qu’il a reçus, celui-ci devait devenir professeur à
Cambridge.
Tolkien et Lewis sont tous les deux conscients que leurs projets, même les plus invraisemblables, comme celui du
Silmarillion,
proviennent, en fin de compte, d’une même conception de la vie humaine,
celle de créature du Dieu de la révélation biblique. Leur foi semble
donc être un élément très important, qui soutient et nourrit leur
amitié, et permet à celle-ci de survivre à leurs critiques réciproques.
Lewis écrit:
«L’amitié, dans un certain sens est – et je ne le dis pas dans un
sens péjoratif – le moins normal des amours; le moins instinctif,
organique, biologique, social et nécessaire.»
(12)
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(12) C.S. Lewis, The Four Loves (New York: Harcourt, Brace and World, 1960), 88. (La traduction est de moi.)
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3. Une amitié de foi «catholique»
La plupart des critiques que Tolkien et Lewis s’adressent l’un à
l’autre, qui auraient suffi à séparer définitivement d’autres amis,
n’ont pas du tout ce résultat, même si certains événements mettent de la
distance entre eux. Y a-t-il donc une explication à cette amitié, une
amitié de foi? Quel est le lien entre soutien et critique? Une
dialectique irréconciliable entre deux attitudes très différentes ou
simplement une amitié des plus normales avec ses «hauts et ses bas»?
Peut-être.
Mais il est certainement plus juste d’y voir autre chose, quelque
chose de «non naturel», pour employer des mots de Lewis. Cette amitié
entre deux chrétiens est si forte que rien ne peut la briser: ni les
rancunes personnelles, ni les acerbes critiques académiques, ni les
différends théologiques. En bref, l’amitié de Tolkien et Lewis est
soutenue par plusieurs éléments.
a) Une même «perspective», un même combat. Tous deux,
chrétiens, sont engagés dans un milieu académique qui demande une
apologétique, une défense de la foi chrétienne. Ils s’accordent dans le
refus de limiter le christianisme, la foi chrétienne, à la seule vie
d’Eglise. Pour eux, séparer le sacré et le séculier n’est pas normal et
se trouve imposé par la société, par diverses philosophies qui ont
influencé l’Eglise. La foi chrétienne appelle un engagement de la foi
dans tous les domaines de la vie. Tolkien, sur ce point, a subi
l’influence du cardinal John Henry Newman, qui a fondé l’Eglise
catholique dans laquelle il a été élevé et qu’il fréquente régulièrement
depuis. Cette conception catholique romaine de la vie chrétienne a un
parallèle dans la tradition réformée à laquelle est lié le nom du
théologien et premier ministre des Pays-Bas, Abraham Kuyper
(13).
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(13) Il serait intéressant de comparer The Idea of a University, de Newman, et Lectures on Calvinism, de Kuyper.
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Ainsi, une même foi nourrit l’amitié des deux hommes. Quelle était
cette foi, précisément? Il ne s’agit pas seulement d’appartenance à une
même «tradition», de reconnaissance commune d’un certain nombre de
doctrines, même si leur foi chrétienne a un contenu précis. Une autre
caractéristique donne de la force à leur amitié. Comme l’exprime Lewis,
la foi est nourrie par l’amour que Dieu donne. L’amitié – et plus encore
l’amitié entre chrétiens – étant un amour non naturel, provient de
l’amour que Dieu accorde par l’intermédiaire de la foi en Christ.
Cependant, ce n’est pas parce que deux personnes ont une même foi qu’une
amitié naîtra forcément de leurs relations. Il ne faut pas sous-estimer
l’importance psychologique et émotionnelle que certaines expériences
communes, d’ordre non religieux, ont sur la naissance d’une amitié.
Tolkien et Lewis ont eu certaines expériences communes comme avoir
combattu et été blessés lors de la Première Guerre mondiale, être
professeurs dans l’Angleterre du XX
e siècle ou être l’un et l’autre des antimodernes (au sens philosophique).
b) Le deuxième élément important de leur amitié est donc une
foi commune. Comment Tolkien, le catholique convaincu, et Lewis,
l’apologète anglican, peuvent-ils la nourrir en appartenant à des
traditions chrétiennes si différentes? Ils ne s’expriment pas beaucoup
sur les conditions de l’unité chrétienne, pas plus qu’ils n’évoquent les
points communs de leur foi. Cependant, Lewis s’exprime longuement dans
son livre
Les fondements du christianisme (14),
mais il s’explique rarement sur la réalisation pratique de l’unité. En
1947, il mentionne trois éléments essentiels à l’unité entre protestants
et catholiques, à savoir le Dieu trinitaire, les relations fraternelles
et la prière
(15).
Ailleurs, il mentionne, plusieurs fois: la Trinité, la divinité de
Christ et les sacrements (bien sûr, sur ce dernier point, il existe une
grande différence entre réformés, anglicans et catholiques romains)
(16).
Tolkien est encore moins explicite, se refusant presque à tout
commentaire sur ce qu’il croit, ne se considérant pas apte à traiter des
questions de théologie et s’en remettant à l’Eglise romaine. Les rares
fois où il s’autorise des commentaires sur la foi, c’est lorsqu’il écrit
à ses enfants ou à ses petits-enfants; là, il leur donne des conseils
sur la foi et sur la vie chrétienne.
Tolkien et Lewis ont, l’un et l’autre, nettement conscience
d’appartenir tous les deux à une tradition chrétienne remontant à
l’Eglise «primitive». Ils sentent leur proximité dans leur opposition
aux mêmes philosophies hostiles à la «tradition chrétienne». Lewis
affirme ainsi à Don Giovanni Calabria:
«Les périls communs, les fardeaux communs, une haine et un mépris
presque universels pour le troupeau de Christ peut, par la grâce de
Dieu, contribuer beaucoup à la guérison de nos divisions.»
(17)
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(14) C.S. Lewis, Les fondements du christianisme (Valence: Ligue pour la Lecture de la Bible, 2000).
(15) W. Hooper, ed., The Collected Letters of C.S. Lewis, vol. 2 (San Francisco: HarperSan Francisco, 2004), 800-801.
(16) «J’ai écrit, de plus, en tant que membre de l’Eglise anglicane, mais
j’ai évité le plus possible les questions de controverse. Un jour, j’ai
eu à expliquer en quoi je différais, sur certains sujets, à la fois des
catholiques romains et des fondamentalistes: j’espère, ce faisant, ne
pas avoir détruit leur bonne volonté ou leurs prières. Selon mon
expérience, l’opposition la plus amère ne vient d’aucun d’eux, ni
d’aucun autre croyant sérieux, ni même des athées, mais des
demi-croyants quelle que soit leur apparence.» C.S. Lewis, Reflections on the Psalms (Londres: Harcourt Brace and Jovanovitch, 1958), 7-8.
(17) W. Hooper, ed., op. cit., vol. 2, 803-804.
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En parlant de fardeaux, de haine et de mépris, Lewis fait référence à
l’histoire de l’Eglise, mais sans doute aussi au contexte académique
dans lequel lui-même évolue, contexte opposé de plusieurs manières à la
foi chrétienne. Plus précisément, Tolkien et Lewis combattent fermement
la «modernité» dans sa forme philosophique et, pour Tolkien, dans sa
forme technologique. Ils critiquent vivement la prétendue autonomie de
l’homme vis-à-vis de son Créateur.
c) Troisième élément: les désaccords suscitent le pardon.
Tolkien et Lewis ne sous-estiment pas leurs désaccords que produisent
leur amitié ou leur foi. Ils les affrontent lucidement. A titre
d’exemple, je mentionnerai l’une des fameuses critiques littéraires de
Tolkien. En 1954, Lewis achève, enfin, le seizième volume du
Oxford History of English Literature
consacré à la Renaissance, volume qu’il a mis de côté de nombreuses
fois, qui lui a demandé beaucoup d’efforts et dans lequel se trouvent
énormément de ses convictions personnelles, tant au niveau littéraire
qu’implicitement à celui de sa foi chrétienne. Lewis s’attendait à un
soutien de Tolkien. Mais après sa publication, la revue littéraire
officielle de Tolkien se montre assez négative, ce qui affecte tellement
Lewis qu’il en fait part à Tolkien. Cet incident ainsi que beaucoup
d’autres auraient pu mettre fin à leur amitié, mais ce n’est pas le cas.
La réponse de Tolkien est très significative:
«Mais Dieu te bénisse pour ta bonté. Et au lieu de confesser comme
pécheur l’inévitable et naturel sentiment de peine et ses réactions
[notamment la possibilité de ressentiment], fais-moi la grande
générosité de me faire le présent des peines que j’ai causées, pour que
je puisse partager le bénéfice que tu en as tiré.»
(18)
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(18) Letters,
127. Tolkien, dans cette même lettre à Lewis, mentionne la nécessité de
ne jamais céder au ressentiment mais, plutôt, de ne pas hésiter à faire
part de l’offense subie. Tolkien offre aussi une analyse équilibrée
entre demande de pardon, reconnaissance de l’offense, acceptation du
pardon par l’offensé et grâce divine à travers le pardon donné et reçu. Cf. Letters, 125-129.
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Tels sont probablement l’une des attitudes les plus importantes, l’un
des éléments cruciaux de la vie chrétienne, à savoir le pardon:
confesser ses péchés, ses erreurs, à celui qu’on a offensé. Lorsque
Tolkien fait référence au pardon – s’il a probablement en tête la
confession auriculaire, nécessaire dans l’Eglise catholique romaine –,
il fait, sans aucun doute, aussi référence à une confession
individuelle, à une relation chrétienne qui exige la demande de pardon
par l’offensant à l’offensé.
En vue de l’unité chrétienne, l’important est de se souvenir que tous
sont pécheurs mais repentants, et que les faiblesses et les divisions
dans l’Eglise manifestent non pas une foi divisée mais, au contraire, la
véracité de l’enseignement biblique au sujet du péché et de la
possibilité du pardon.
d) Enfin, voici un autre élément important pour l’amitié de
Tolkien et Lewis. Dans la même lettre que Tolkien envoie à Lewis après
son commentaire sur le volume du
Oxford History of English Literature déjà mentionné, Tolkien écrit:
«Le seul juste critique littéraire est Christ, qui admire plus que
tout autre homme les dons que Lui-même a accordés. Ainsi que nous
soyons ‹reconnus l’un et l’autre en Christ›. Que Dieu te garde.»
(19)
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(19) Ibid., 128.
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Autrement dit, pour Tolkien, son amitié avec Lewis, leur unité sont
fortifiées par cet enseignement important de la foi chrétienne:
reconnaître en chacun les dons donnés par Dieu, voir les autres avec le
regard de Dieu. Tolkien, malgré les grands différends littéraires qu’il a
avec lui, reconnaît en son ami les dons littéraires donnés par Dieu.
Cela est moins banal qu’il n’y paraît, car c’est chose peu facile à
pratiquer. Lorsque nos différends prennent le pas sur notre amitié
chrétienne ou sur notre unité, nous cherchons trop souvent à «remporter
le débat» plutôt que d’essayer de reconnaître, en notre «vis-à-vis»,
quelqu’un pourvu d’autres dons de Dieu.
Conclusion
Que conclure? Les caractéristiques de l’unité chrétienne qui ressortent de l’amitié de Tolkien et Lewis sont le suivantes:
– L’unité chrétienne, tout comme l’amitié, provient de Dieu, elle
est donnée par Dieu et non pas à rechercher premièrement dans une unité
extérieure ou un rassemblement visible de tous les chrétiens. A cet
égard, il y aurait beaucoup de réflexions à faire sur l’unité chrétienne
en tant que don divin, en revenant à la doctrine de l’union avec Christ
comme fondement. Cela présuppose une définition de la personne de
Christ et de ce qu’est l’
unio cum Christo (20).
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(20) L’«union avec Christ» est un thème majeur de la théologie de Jean
Calvin et il est certain qu’une application de ce concept au «problème»
de l’unité chrétienne aiderait probablement à clarifier la relation
entre dynamique de la foi chrétienne – notamment au niveau des
différences doctrinales – et unité dans une même foi (qui possède, en
même temps, un contenu «doctrinal»), mais qui, englobant tous les
aspects de la vie humaine, ne s’y réduit pas.
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– L’unité chrétienne ne se fonde pas, premièrement, sur les points
d’accord, comme cela se fait trop souvent maintenant. Procéder de cette
manière ne peut conduire qu’à un réductionnisme de la foi chrétienne.
Lewis s’est efforcé de montrer quel est le fondement du christianisme,
fondement sans lequel il n’y a pas d’unité chrétienne puisqu’il n’y a
pas de foi chrétienne. Sans vouloir contester à Lewis un résultat
satisfaisant, il faut remarquer que d’autres ont choisi la même méthode
et abouti à un fondement plus ou moins ambigu. Le Conseil œcuménique des
Eglises (COE), par exemple, met l’accent, dans un document, sur la
nécessité d’un engagement chrétien qui puisse amener justice, paix et
respect de la création, appel qu’il est impératif d’entendre. Cependant,
la définition de l’Eglise, et par implication de la foi chrétienne,
donnée par le COE est plus qu’ambiguë. Dans son document
Ecclesiology and Ethics, celui-ci affirme que le fondement de la communauté chrétienne se trouve dans les éléments suivants:
– tout exercice du pouvoir est redevable devant Dieu;
– l’option de Dieu pour les pauvres;
– la valeur égale des races et des peuples;
– hommes et femmes sont créés à l’image de Dieu;
– la vérité est le fondement d’une communauté d’humains libres;
– la paix de Jésus-Christ;
– la création est bien-aimée de Dieu;
– la terre appartient à Dieu;
– la dignité et l’engagement de la jeune génération;
– les droits humains sont donnés par Dieu.
(21)
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(21) T. Best et M. Robra, Ecclesiology and Ethics: Ecumenical Ethical Engagement, Moral Formation and the Nature of the Church (Genève: World Council of Churches Publications, 1997).
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Pour Tolkien et Lewis, ce ne sont pas les divisions qui sont
nécessairement le point le plus néfaste, mais la manière dont nous
abordons ces divisions, la manière dont nous y faisons face. La
recherche continuelle d’un «minimum» de plus en plus restreint ne
cacherait-elle pas une peur du pardon? En effet, un minimum permet
d’éviter les différences et, ainsi, les occasions de désaccords, mais
aussi de pardon. Avoir peur d’offenser les frères et sœurs chrétiens est
une chose compréhensible et normale; il ne faut pas chercher à les
blesser. Mais il n’est pas toujours nécessaire d’éviter les désaccords.
Cette attitude peut cacher une peur du pardon. Tolkien le fait remarquer
à Lewis, montrant que les désaccords contribuent à une sanctification
mutuelle, comme ce fut le cas entre eux. L’unité de foi, c’est «risquer»
le pardon.
– Enfin, il y a l’amour donné par Dieu, la rédemption divine, cette
démonstration de gloire et d’amour. Et, ici, il faut bien distinguer
tolérance et amour chrétien. L’amour chrétien est motivé par la
reconnaissance envers Christ, qui a donné sa vie pour ceux qui ont reçu
la foi, quel que soit leur accord ou leur désaccord avec autrui, qu’ils
soient «amis» ou non. L’amour chrétien, qui est l’un des fondements de
l’amitié chrétienne, consiste à voir en chacun de nos frères et sœurs
quelqu’un qui a la vie de Christ par l’Esprit. Cet amour chrétien est
bien différent de la tolérance à observer envers toutes les
«dénominations» chrétiennes, tolérance conçue comme un respect distant
de chacun.
Voici en conclusion un mot de Tolkien qui semble résumer à la fois ce
que fut la vie de Tolkien et Lewis, mais aussi ce que furent la vie, la
foi et l’amitié nourrie de cette foi: l’amitié chrétienne est telle que
la vie chrétienne; c’est «la joie et la tristesse tranchantes comme des
épées»
(22).
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(22) J.R.R. Tolkien, introduction à «On Fairy Stories», in The Monsters and the Critics (Londres: HarperCollins, 1997), 109.
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Yannick IMBERT